« J’étais le dernier pingouin d’Ivry, constate Yves Martel en faisant référence à son costume de serveur au Café de la mairie : gilet et pantalon noirs, chemise blanche. Ma tenue n’avait rien d’obligatoire, mais c’est plus fonctionnel, t’as tout à portée de main : le limonadier, la monnaie… »
Des « habits de lumière » partis en fumée… « Le jour où j’ai arrêté le boulot, j’ai fait un croisillon en bois dans le jardin sur lequel j’ai suspendu le gilet, la chemise, le pantalon, et j’y ai mis le feu. Je voulais surtout pas qu’on me rappelle ! Je suis à la retraite. »
Avant d’être le serveur le plus célèbre d’Ivry, Yves fut tour-à-tour fermier, paysagiste, soudeur… « Je ne me suis jamais dit que j’allais faire garçon de café. En 1983, j’ai remplacé un mec trois jours dans un café à Place d’Italie et je suis resté 16 ans. Et là, à Ivry, j’ai remplacé un mec dix jours et j’y suis resté 21 ans “à mi-temps” : 12h par jour. L’ambiance était bonne, sinon je ne serais pas resté ! »
Une ambiance à laquelle son franc-parler et son humour ont largement contribué. « Quand je suis arrivé, il a fallu que je décoince les gens. Dans la cave, il y a tous les manches à balais que je leur ai retiré ! Le client, même quand je le connais pas, je le charrie d’entrée. C’est une mise en place : “Bonjour messieurs-dames, au revoir, merci, va te faire voir !”. Si je vois que le mec réceptionne, c’est bon, sinon je le laisse en plan, je m’en fous. Grâce à ça, j’ai jamais eu de clients pénibles. Tu veux pleurer, va ailleurs. »
Cour de récréation
Si, en 21 ans, Yves a connu quatre patrons différents, ceux-ci lui ont laissé toute liberté dans l’exercice de son métier. « Des fois, j’envoie balader un client, les patrons viennent le voir et lui disent“Oui, mais c’est qu’il a raison”. Si tu fais ça à Paris, ton taulier te vire de suite ! »
Pourtant, aussi incroyable que cela puisse paraître, Yves se dit de nature plutôt introvertie… « Le café, c’était ma cour de récréation. Une fois que je suis dehors, je ne suis plus le même. De toute façon, sans ma tenue, on ne me reconnaît pas dans la rue. Et je pouvais déconner avec tout le monde car je n’attends rien de personne. Si quelqu’un voulait me raconter ses problèmes ou des ragots, je répondais “Non moi ça va, merci”. Sinon tu te mets à une table et tu fais un bureau d’aide sociale. Après, on peut pas dire que le Café de la mairie soit la maison des secrets, mais moi, je fais mon boulot et m’en tamponne le coquillard. Je suis au courant de tout mais je ne sais jamais rien. »
S’il aimait travailler « à l’ancienne », Yves a toutefois vu la dégradation du métier, accélérée par le Covid. « Il y a quelques années, à 13h je tapais des mains et disais “Messieurs-dames, cassez-vous, laissez la place aux autres !”. Maintenant, tu dis plutôt “Restez s’il vous plait !”. C’est l’effet Covid : les gens ont peur donc ne viennent plus. De 80-90 couverts le midi, tu plafonnes à 20-30 aujourd’hui. Et puis le café n’est plus un centre d’intérêt pour les nouvelles générations… »
À présent, Yves entend consacrer son temps à ses enfants et petits-enfants. « Véritable patrimoine du carrefour de la mairie », d’après un habitué, le mythique garçon de café s’attend toutefois à être vite oublié. « C’est normal, il faut que ça tourne. Les gens viennent pour le lieu et pour le lien. Quand le lien s’en va, il y a toujours le lieu. Le seul truc qui va me sauver, c’est que les gens vont dire “Tu te rappelles de Yves ?” “Qui c’est ?” “Tu sais, l’autre qui gueulait tout le temps…” »
Daniel Paris-Clavel
Minibio
1962 : Naissance en Normandie.
1983 : Devient garçon de café.
1999 : S’installe à Ivry.
2000 : Commence à travailler au Café de la mairie d'Ivry (situé à l'angle de la rue Raspail et de l'avenue Georges Gosnat).
2022 : Prend sa retraite.