« L’ambiance générale, malgré le contexte, est plutôt au beau fixe, considère Corentin Dufour, directeur du Centre d’hébergement d’urgence pour migrants (Chum) d’Ivry. Globalement, ça se passe bien : aujourd’hui nous n’avons pas de personnes malades du Covid-19 ou avec des complications particulières. Et dans cette période anxiogène, il n’y a pas eu de vent de panique ni d’inquiétude extrême chez les personnes que nous accueillons. »
Ouvert en janvier 2017 à Ivry sur un terrain appartenant à la Ville de Paris, ce centre, géré par Emmaüs Solidarité et financé par Paris et l’État, héberge 438 personnes dont 169 mineurs. Ces femmes isolées, familles et couples de réfugiés viennent de pays en guerre ou à la situation politique critique : Érythrée, Soudan, Somalie, Syrie, Afghanistan… Unique en Europe, cette structure a été pensée comme un espace hors de l’urgence où les hébergés peuvent s’engager sur un parcours de reconstruction et d’autonomie. Les personnes accueillies y reçoivent un accompagnement social qui prend en compte toutes les composantes de la vie de chacun (santé, parentalité, culture, emploi, éducation…) et leur apporte les clefs pour poursuivre leur parcours en dehors du centre.
Activités recentrées
Mais avec l’épidémie de Covid-19 et les mesures de confinement afférentes, l’organisation du Chum a dû changer. Tous les espaces communs ont été fermés : école et yourtes où sont d’ordinaire pris les repas en commun ou dans lesquelles sont organisées des activités socio-culturelles. Des plateaux-repas sont distribués aux familles qui mangent dans leur logement. Les ateliers proposés d’ordinaire par les bénévoles ont été suspendus pour éviter tout risque de contamination. « Les administrations, dont celles s’occupant du droit d’asile et des titres de séjour, étant fermées, nous ne faisons plus d’accompagnement social, explique Corentin Dufour. Nous avons recentré nos activités sur l’essentiel : l’hébergement, l’alimentation, la sécurité des personnes sur leur lieu d’hébergement. »
Sur les 75 personnels salariés travaillant au Chum, la moitié y travaille toujours. Les autres restent chez eux, soit pour garder leurs enfants, soient parce qu’ils ont des suspicions de contamination au virus ou encore pour arrêt maladie. Après avoir insisté auprès des autorités de tutelle, les personnels ont pu recevoir masques, gants et gel hydroalcoolique. « Tous les personnels ont, de façon volontaire, adapté leurs missions au contexte », souligne le directeur. Il s’agit principalement d’actions d’accompagnement à la vie quotidienne des personnes accueillies : soutien scolaire, atelier de peinture murale, sport… Mais le gros de leur travail consiste à rappeler les gestes barrière, à rassurer face à l’épidémie et plus largement à faire le relais des dispositions gouvernementales. « Nous insistons très fortement auprès des hébergés pour qu’ils sortent le moins possible du centre : deux sorties hebdomadaires pas plus, raconte Corentin Dufour. Nous ne pouvons pas prendre de risque puisque nous sommes ici dans un tout collectif. Nous imprimons les attestations de sortie et, au besoin, aidons à les remplir. »
Médecine et masques maison
Trente personnes ont été identifiées comme particulièrement vulnérables et une vingtaine de femmes sont enceintes. Cinq accouchements ont même eu lieu depuis le début du confinement.
Par ailleurs, quatre membres de trois familles ont à un moment été inquiétés par le Covid-19. Deux d’entre eux furent dépistés positifs au Covid-19. Ils ont été confinés dans les locaux de l’école, aménagés pour les recevoir le temps de leur guérison. « Notre pôle santé, coordonné par le Samu social, fonctionne toujours et, fort heureusement, un médecin généraliste rend visite au centre deux fois par semaine », souligne Corentin Dufour. Côté santé mentale, un collectif de soixante thérapeutes multilingues, Co’vies 2020, donne des consultations et soutiens psychologiques par téléphone aux hébergés, lesquels ont pour la plupart vécu des traumatismes avant leur arrivée au Chum.
Autre motif de satisfaction pour le directeur du Chum, la volonté d’implication des personnes hébergées : grande vague de nettoyage du centre, séances de sport sans risque de contact physique… Mamadou Berté, couturier de 30 ans, s’est même lancé dans la confection de masques et a été rejoint dans cette activité par deux femmes. « Nous en fabriquons une trentaine tous les jours même le dimanche, raconte cet Ivoirien qui a quitté son pays avec son épouse parce qu’il « risquait pour sa vie ». Il m’a fallu récupérer du matériel alors que la plupart des magasins sont fermés. J’ai trouvé des fournisseurs de tissu chez qui on m’amène régulièrement en voiture. Je voulais profiter de ce temps de confinement pour faire quelque chose, parce que mon travail en atelier me manque, moi qui ai fait des collections de vêtements pour hommes, femmes et enfants. »
« La vie continue malgré tout », résume Bruno Morel, directeur général d’Emmaüs-Solidarité.
Thomas Portier
« Rendre hommage aux travailleurs sociaux »
Trois questions à Bruno Morel, directeur général d’Emmaüs-Solidarité.
Ivry ma ville : Comment fonctionne l’association Emmaüs Solidarité pendant l’épidémie de Covid-19 ?
Bruno Morel : On salue à juste titre le travail des soignants, caissières, éboueurs, membres des services publics… Mais on oublie un peu toutes les équipes sociales qui continuent à travailler en ce moment. Je voudrais leur rendre hommage. Même si nous comptons parmi nos salariés 35% d’absents pour garde d’enfants ou maladie, la centaine de structures dont nous avons la charge ont été maintenues. Nous voulons que toutes soient ouvertes : centres d’hébergements pour migrants, accueils de jour pour les plus précaires (NDLR : lire l’article sur l’Étape ivryenne, etc. Alors, en ce moment, nous n’assurons pas toutes nos prestations comme d’ordinaire. Nous avons par exemple été obligés de réduire un peu les plages d’accueil dans nos accueil de jour, ou de recentrer nos missions sur l’essentiel dans les centres d’hébergement (NDLR : lire l’article sur le Chum ci-dessus). Par ailleurs, nous avons fait un appel à dons avec la Fondation Abbé Pierre : paniers-repas, tickets-services distribués lors de nos maraudes et qui permettent aux gens de s’acheter des produits d’hygiène, couches, mouchoirs jetables…
Ivry ma ville : Comment les plus précaires vivent-ils cette épidémie et ce confinement ?
Bruno Morel : Avec 35 autres associations membres du Collectif des associations unies, nous avons publié un communiqué de presse le 16 avril pour alerter sur la situation de ceux que nous avons appelés « les oubliés du confinement », c’est-à-dire les personnes sans-abri et mal-logées. Le confinement a constitué un choc dramatique pour des dizaines de milliers d’entre eux, privés de leurs moyens de survie habituels, ne trouvant plus d’accès à l’hébergement, à l’alimentation, à l’eau ou aux soins. Nous avions aussi réagi à la question de l’attestation de sortie dérogatoire : « Comment peut-on être confiné chez soi quand on n’a pas de chez soi ? » Nous avons interpellé notre ministre de tutelle Julien Denormandie pour le pousser à ouvrir des structures. 9000 places supplémentaires d’hébergement ont été ouvertes en urgence en France ainsi que 80 centres d’hébergement spécialisés (CHS) pouvant accueillir des personnes malades du Covid-19. Et bien entendu, quand quelqu’un est orienté vers l’un de ces CHS, sa place dans un lieu d’hébergement est gelée afin qu’il puisse y revenir. À part au Chum d’Ivry qui est expérimental, nos structures n’ont pas de médecins sur place. Nous saluons donc l’arrivée d’équipes médicales mobiles (une quinzaine en Île-de-France).
Aujourd’hui, Emmaüs Solidarité accompagne 5000 personnes par jour. 73 ont été infectées par le Covid-19, 15 ont été hospitalisées, 12 orientées vers un Centre Covid-19, 9 ont guéri et une est décédée dans un centre d’hébergement en Essonne.
Ivry ma ville : Dans certains endroits, notamment à Athènes, des bidonvilles ou campements précaires sont devenus des lieux de contamination. Que faire selon vous ?
Bruno Morel : Il faut mettre tous ceux qui vivent dehors à l’abri au plus vite, d’autant que l’un des gros enjeux est le problème de l’accès à l’eau et aux sanitaires. Mais où ? Certaines préfectures ont ouvert des gymnases, mais cela ne peut être qu’une solution temporaire sous peine d’y voir surgir de nouvelles contaminations. Nous plaidons donc pour la continuité d’ouvertures de places dédiées, notamment en hôtels.