Le temps est splendide ce vendredi 10 avril, et je ne suis pas mécontent d’être déconfiné du deux-pièces sans balcon que je partage, cité Marat-Robespierre, avec Louise & Michèle, deux chats à la conversation assez limitée. En tant qu’agent municipal, j’ai été « réquisitionné » pour venir renforcer mes quatre collègues en place à la Maison municipale de quartier (MDQ) Monmousseau-Vérollot. Celle-ci est ouverte du mardi au vendredi de 9h à 17h sans interruption, dans le cadre du dispositif « Ivry solidaire » mis en place durant le confinement lié à l’épidémie de Covid-19.
Julie, Chrystèle et Leïla sont présentes depuis quinze jours, Evelyne depuis mardi et Thomas est, comme moi, en renfort pour la journée. À l’exception de Chrystèle, du service municipal Vie des quartiers, aucun agent n’est sur son lieu de travail habituel. Leïla et Thomas viennent du Hangar, salle de concert municipale d’Ivry ; Julie vient de l’atelier de la Direction du développement urbain et Evelyne du service ATSL (Accueil du temps scolaire et loisirs). Quant à moi, je suis journaliste et secrétaire de rédaction à Ivry Ma Ville. D’où l’idée d’en profiter pour relater une « journée-type » à la MDQ.
À mon arrivée, après m’avoir expliqué les mesures sanitaires (les usagers ne rentrent pas dans la MDQ, une table régulièrement désinfectée barrant la porte ouverte) et fourni gants et masque, ma première tâche est de couper en tranches un don de douze kilos de gorgonzola. Les parts seront ajoutées à la trentaine de colis alimentaires que la MDQ distribue chaque jeudi et vendredi aux bénéficiaires des Restos du Cœur et du Secours populaire français. Jusqu’ici, les trois MDQ en ont distribué 200 par semaine… Un chiffre amené à augmenter tant la durée du confinement ajoute de la précarité à la précarité. Les rendez-vous sont espacés tous les quarts d’heure afin d’éviter trop de croisements et, si un bénéficiaire ne se présente pas, on l’appelle pour s’assurer qu’il n’a pas d’ennuis. Quant aux personnes se présentant spontanément, la MDQ fait le relais auprès du CCAS (Centre communal d’action social) qui évalue leur situation. Bien sûr, elles ne repartent pas pour autant les mains vides : nous piochons dans les dons de produits frais quelques légumes, un morceau de fromage, du jambon, des yaourts…
Une autre des missions de la MDQ est le suivi des personnes – âgées ou non – dont les courses alimentaires sont assurées par des bénévoles, et la coordination de ces derniers. « On essaye de trouver des bénévoles qui habitent à proximité de ceux qui sont dans le besoin et n’osent pas toujours demander de l’aide par peur de « déranger »… Par exemple, on a mis en relation… deux voisins de palier !, sourit Leïla. Et comme nous sommes fermés trois jours, nous appellons les personnes âgées dès le mardi matin pour voir si tout le monde va bien. »
« Nous fournissons masque et gants aux bénévoles qui vont chez le bénéficiaire récupérer sous et liste de course, poursuit Julie. Et nous leur faisons une attestation de volontariat pour les protéger en cas de contrôle. Nous avons une vingtaine de bénévoles, mais on en a toujours besoin de nouveaux car on essaie au maximum de les faire tourner afin de les protéger. Qu’ils ne sortent qu’une fois par semaine, voire deux en cas d’urgence. »
Une halte contre l’isolement
Après avoir découpé le gorgonzola et sorti les poubelles, ma fonction principale de la journée est de noter nom, adresse et motif de la venue des visiteurs. Entre quinze et trente personnes passent chaque jour, que ce soit pour chercher un colis ou une attestation de sortie, faire scanner ou imprimer des documents administratifs ou les devoirs des enfants, parfois juste pour donner ou prendre des nouvelles. La plupart passent en coup de vent, profitant de leur sortie pour faire un maximum de choses, d’autres s’attardent pour parler.
« Il y a beaucoup de gens qui viennent que nous ne connaissions pas, constate Chrystèle. Des familles qui n’ont pas d’argent, qui ont des soucis avec les banques, qui n’ont pas eu leur salaire ; ceux qui n’ont pas Internet… puisque tout est en ligne maintenant. Or beaucoup de gens n’ont pas accès au numérique. Et beaucoup de parents viennent imprimer les devoirs de leurs enfants. »
« Papillon », une voisine, passe quotidiennement arroser les plantes depuis le début du confinement. Aujourd’hui, elle a apporté une délicieuse quiche au fromage dorée.
« Elle nous ramène du soleil ! », s’exclame Leïla.
« Avant, je ne venais pas à la Maison de quartier alors que j’habite à côté, s’excuse presque Papillon. Je travaille comme serveuse dans des bars, mais là ils ont fermé… alors comme j’ai rien à faire, je viens arroser les fleurs. »
« Ça magnifie leur parfum, ça fait du bien ! », constate une passante. Voisine également, celle-ci s’arrête pour photographier le petit jardin fleuri de la MDQ. « J’envoie les photos à mes amis, car on a besoin de voir des fleurs. »
Les gens viennent aussi faire des dons, parfois juste des cageots et boîtes à œuf pour l’Étal solidaire, et les associations ivryennes sont de la partie (par exemple, La Pagaille apporte régulièrement fruits et légumes). Ce vendredi après-midi, après qu’Yves et Titi, de l’association De la rue à la scène qui fait des maraudes, soient passés chercher gobelets en carton et verres en plastique dont ils manquent, trois membres de l’association ivryenne l’Opéra Quanchou, qui fait des échanges culturels avec la Chine du Sud, viennent offrir des masques chirurgicaux importés par leurs soins. Ils en déposent trois cents à la MDQ avant d’aller en donner mille au CMS (Centre municipal de santé).
« Nous en avons aussi donné aux gardiens d’immeuble du quartier », précise l’un des bénévoles de l’association. Notre maire, Philippe Bouyssou, dont la visite à la MDQ était prévue ce même après-midi, ne manque pas de les remercier au nom de la Ville et précise que tous les dons de masques vont être globalisés, afin notamment de profiter aux Ehpad d’Ivry dont la situation est très dure (lire son interview en encadré).
Relais solidaire
La journée passe ainsi dans la bonne humeur, malgré le stress et l’énervement d’un ou deux visiteurs peinant à comprendre les gestes barrière.
Ce soir, Julie, Leïla et Chrystèle rentreront chez elles pour quinze jours, des roulements ayant été mis en place.
« J’ai été confinée quinze jours, puis j’ai repris il y a quinze jours…. Et ça fait quinze jours que je ne dors pas bien car c’est épuisant psychologiquement, témoigne Chrystèle. Déjà de savoir que tu côtoies le virus –la répétition des gestes barrière est épuisante – et de recevoir autant de gens avec des détresses humaines. Nous ne sommes pas dans nos missions habituelles, donc on doit s’adapter chaque jour à de nouvelles demandes. D’habitude, via les activités de la médiathèque et de la MDQ, on peut inviter les gens à des ateliers, des spectacles… mais là on est dans l’urgence. Tu es confronté à la misère en face à face. Bien sûr, on passe souvent le relais au CCAS, mais on se doit de faire quelque chose. Ce qui est valorisant, ce que lorsqu’on résout des situations, il y a beaucoup de gratitude. C’est chaleureux. Mais j’ai aussi l’inquiétude de faire entrer le virus chez moi où mon mari et ma fille sont confinés. Quand je rentre, je me déshabille dans l’entrée, je prend ma douche et après seulement je leur fais la bise. Donc c’est bien d’avoir ce roulement tous les quinze jours. »
Passant quasi-quotidiennement, Denis, directeur des services municipaux Vie des quartiers, Vie associative, ASVP et Lutte contre toutes les discriminations, coordonne les interventions à partir des MDQ et le lien avec les différentes associations. « Plus le confinement dure, plus il y a de gens en difficulté, que ce soit financièrement ou psychologiquement, résume-t-il. On paie des années de choix gouvernementaux affaiblissant les hôpitaux et délocalisant les entreprises. En France, il n’y a plus qu’une usine de production de bouteilles d’oxygène ! Quant à la gestion de la crise, même si tout le monde est dépassé, il est honteux d’avoir dit que les masques ne servaient à rien juste parce qu’il n’y avait pas de stock suffisant ! »
« On voit bien qui fait vivre le pays : ce sont les « petits », ceux qu’on ne voit pas ou qu’on ne cite pas en général, conclut Evelyne. Les éboueurs, épiciers, agents d’entretien passent inaperçu d’habitude. Et là, cette situation pointe du doigt qui est vraiment utile. »
À Ivry, dans ces « quartiers populaires » du pays longtemps stigmatisés, la solidarité n’a pas attendu une éventuelle prise de conscience des hautes sphères…
Daniel Paris-Clavel
Maison municipale de quartier Monmousseau-Verollot, 17 rue Gaston Monmousseau. Ouverte du mardi au vendredi de 9h à 17h sans interruption. 01 72 04 66 54.
« Les Maisons de quartier deviennent vraiment les lieux privilégiés pour organiser cette solidarité de proximité. »
Philippe Bouyssou, maire d’Ivry. Propos recueillis par Daniel Paris-Clavel le 10 avril à la Maison municipale de quartier Monmousseau-Vérollot.
« Ce qui était le plus important dès le début, c’était de solidariser la question de la distribution alimentaire et du maintien de l’aide alimentaire aux personnes. Et le rôle qu’on joué les Maisons municipales de quartier dans la coordination des bénévoles et des volontaires a été extrêmement important. Du coup, aujourd’hui, on est arrivé à une sorte de rythme de croisière qui permet de répondre aux besoins de plusieurs centaines de familles sur la ville, pour lesquelles la vie alimentaire ou la vie normale s’est complètement interrompue ces derniers temps.
Donc, ça c’était la première urgence. Et on l’a remplie très fortement. Je trouve qu’il y a un beau partenariat entre le service public et les bénévoles. Il y a une espèce d’alchimie entre la volonté d’aider des habitants et les personnels communaux qui organisent, qui structurent, qui contribuent à ça… Les Maisons de quartier deviennent vraiment les lieux privilégiés pour organiser cette solidarité de proximité.
Il y a environ deux grosses distributions de denrées par semaine, avec une plateforme logistique organisée au garage municipal, qui elle aussi fédère le travail des bénévoles et des personnels communaux. C’est une expérience formidable qui, y compris après cette période de crise, devra nous aider à réfléchir au décloisonnement de nos services, à l’organisation du travail, aux liens entre l’administration communale et les habitants… Je pense qu’on aura gagné du terrain sur ces sujets-là malgré la crise.
Mobilisation générale
Hormis ce travail d’aide alimentaire, on peut être fiers d’avoir un CMS (Centre municipal de santé) qui continue son activité. Et qui, même s’il n’est pas reconnu aujourd’hui comme centre Covid, applique absolument toutes les règles d’un centre Covid. Il y a une mobilisation des médecins et on a mis en place les télé-consultations pour éviter aux personnes de se déplacer.
N’oublions pas l’aide à domicile qui continue de se développer, avec le service de soins infirmiers à domicile, le service d’aide à domicile, le portage des repas qui s’est développé dans la dernière période pour faire face à l’isolement… Tout cela est très important.
Et puis l’accueil des enfants des personnes qui travaillent dans les hôpitaux : nous avons trois écoles et une crèche municipale qui sont ouvertes, avec une rotation des agents.
Il y a aussi toute l’activité régalienne : état-civil, décès, gestion du cimetière qui est bien sûr très mobilisée en ce moment et qui est maintenue. Sans oublier les agents des services d’entretien des espaces publics qui sont mobilisés.
En règle générale, nous avons une mobilisation des agents qui va au-delà de leur champ habituel de compétences. On le voit dans les Maisons de quartier : il y a des relais qui sont pris par des agents dont ce n’est pas le métier ou le lieu d’affectation habituels. On a aussi des agents qui se sont portés volontaires pour aller aider dans les Ehpad. Notamment à partir de mardi prochain où des agents communaux vont aller à l’Ehpad des Lilas pour aider, donner les repas, etc. Il y a un travail formidable qui est fait par les agents municipaux d’Ivry.
Confinement conditionné
Nous ne sommes pas tous à égalité face au confinement. Des gens sont très mal logés, à Ivry comme ailleurs. Je pense notamment à toutes ces familles confinées dans des chambres d’hôtel du 115 et pour qui ce doit être encore plus difficile que pour tous les autres de respecter les règles du confinement. J’appelle tous les Ivryens à respecter les règles de confinement, parce que c’est LE moyen d’éviter la propagation de l’épidémie. Mais en même temps, il faut faire preuve de beaucoup de discernement et ne pas considérer que tout le monde est à égalité. Globalement, sur la ville, le respect des règles se fait. Je ne dis pas qu’il n’y a pas ici ou là des petits laisser aller, mais ils peuvent largement s’expliquer par la différence de condition de vie des gens. »