
Ivry ma ville : Que motive votre venue à la médiathèque municipale ce 6 mars ?
Geneviève Fraisse : L’idée est de montrer en quoi mon travail éclaire le présent. Je n’ai qu’une hypothèse philosophique, ce que j’appelle l’historicité, c’est-à-dire que sur les questions de sexe, femmes, genre, rien n’existe « de tout temps ». Il faut au contraire réfléchir à l’impact de l’émancipation des femmes dans l’histoire, comment cela fabrique de l’histoire. Par exemple, pour désigner l’assassinat d’une femme du fait qu’elle soit une femme, on ne parle plus de « crime passionnel » mais de « féminicide » : cela ne veut pas du tout dire la même chose. C’est cela l’historicité : avoir la perception que cela fait histoire.
Ivry ma ville : Sur quoi porte votre livre L’Égalité sans retour ?
Geneviève Fraisse : C’est un recueil de textes déjà analysés dans Muse de la raison (Alinea, 1989), sauf celui de Choderlos de Laclos, découvert plus tard. Ils datent d’avant et d’après la Révolution. Mais je ne suis pas une historienne : je n’ai pas travaillé sur l’événement « Révolution ». J’ai réfléchi au rapport entre Histoire et philosophie, dans ce qui précède et ce qui suit. En 1783, un an après Les Liaisons dangereuses, Laclos écrit un texte remarquable où il affirme que les femmes doivent sortir de l’esclavage. Olympe de Gouges, elle, dénonce l’esclavage des noirs avant 1789 puis écrit La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne en 1791. Dans une langue étonnamment moderne, Fanny Raoul dénonce, en 1801, l’exclusion des femmes de la vie publique et proclame ainsi son « opinion », en bravant l’opinion justement. C’est un météore ! Germaine de Staël, compare la situation des femmes avant et après la Révolution. Stendhal pense l’amour au regard de l’égalité. Et pour Charles Fourier, la situation des femmes est une mesure de la société. Il souhaite qu’adviennent des Spartacus féminins. Mais il faudra plus d'un siècle après la Révolution pour que la démocratie cesse d’être « exclusive », réservée d’abord aux hommes, comme un banquet auquel les femmes sont invitées sans avoir le droit de s’asseoir à table.
Ivry ma ville : Dans votre préface, vous écrivez que « l’égalité croise la liberté ». C’est-à-dire ?
Geneviève Fraisse : Ce sont les deux principes de notre devise républicaine, fondée sur la démocratie ; la fraternité étant une valeur et non un principe. L’égalité est un opérateur qui permet de lire une situation, une histoire. C’est « facile » : on compare terme à terme les positions, les pouvoirs.... La liberté, elle, est soumise aux aléas de l’Histoire ; son contenu, sa définition changent au gré du moment. Mais égalité et liberté sont intrinsèquement liées. Par exemple, quand j’étais députée européenne, nous avons eu un grand débat sur la prostitution : une femme peut-elle être libre de se prostituer, alors que la prostitution relève de l’exploitation de la femme, d’un rapport inégal ? Cela pose question !
Ivry ma ville : Quel est le sens du titre de votre livre ?
Geneviève Fraisse : C’est un titre un peu polémique. Il s’oppose à la notion de backlash ou retour de bâton conservateur dans l’émancipation des femmes et l’égalité des sexes. Il n’y a pas de recul mécanique. Tout comme il n’y pas des « vagues » du féminisme. Cela reviendrait à dire qu’on a avancé et qu’on recule, mécaniquement. Tout cela ne fait pas de l’histoire ! Bien sûr, les droits des femmes sont fragiles. Ils sont même réversibles. On le voit bien aux États-Unis avec le retour de Trump, ou en Argentine où Javier Milei les conteste : il y a un retour de l’Empire face à la démocratie.
Propos recueillis par Thomas Portier
Rencontre avec Geneviève Fraisse autour de l'ouvrage L'Égalité sans retour le 6 mars à 19h à la médiathèque du Centre-ville : 152 av. Danielle Casanova.
Mini Bio
1948 : naissance à Paris.
1975 : fonde, avec le philosophe Jacques Rancière, la revue Les Révoltes logiques.
1983 : devient chercheuse au CNRS.
1985 : Clémence Royer, philosophe et femme de science (La Découverte).
1989 : Muse de la raison, démocratie exclusive et différence des sexes (Alinea).
1997-2004 : déléguée interministérielle aux droits des femmes puis députée européenne (groupe de la Gauche).
2007 : Du consentement (Seuil).
2023 :Le féminisme, ça pense ! (CNRS éditions).
2024 : L’Égalité sans retour (CNRS éditions) et préface de Opinion d’une femme sur les femmes de Fanny Raoul (Le Passager clandestin).