
Ivry ma ville : Pourquoi le nombre de demandeurs de logements sociaux en France a-t-il doublé en dix ans (2,7 millions de personnes) ? Qu’en est-il à Ivry ?
Philippe Bouyssou : Une série de lois, dont la loi portant évolution du logement de l'aménagement et du numérique (Elan) de 2018, oblige les bailleurs sociaux à vendre une partie de leur patrimoine pour autofinancer leurs investissements. Cela affaiblit les bailleurs sociaux, au mieux en gelant le nombre de logements sociaux, au pire en le diminuant. Et quand on confronte cela au nombre de demandeurs de logement, c'est une catastrophe.
Le logement social, c'est la seule réponse qui peut exister pour beaucoup. Ceux qu'on appelait les premiers de corvée pendant la période du Covid n’ont pas à être toujours plus éloignés du cœur dense de la métropole, de la proximité des emplois. Sur les 8 000 à 9 000 demandeurs de logement ivryens, 70 % ne peuvent accéder qu'à des logements aux loyers extrêmement maîtrisés. Et ceux qui ont un logement social veulent y rester parce que les situations des gens se fragilisent. Il y a donc beaucoup moins de mobilité. Or, autrefois l'État finançait la construction de logements et les réhabilitations (la fameuse aide à la pierre). Il y avait des prêts aidés avec des taux préférentiels. Tout cela a complètement disparu. La Région Île-de-France a décidé que ce n'était plus de sa compétence et qu'elle arrêtait toute forme de subvention. Le Département du Val-de-Marne est en train de faire de même, notamment en ce qui concerne les villes qui ont 40 % de logements sociaux sur leur territoire et plus.
En fait, il n’y a plus que les Villes et les bailleurs sociaux eux-mêmes qui doivent se débrouiller tout seuls avec les moyens dont ils disposent.
Ivry ma ville : Comment la Coop’Ivry habitat, principal bailleur social de la ville, se positionne-t-elle dans ce contexte ?
Philippe Bouyssou : La Coop’Ivry habitat est vraiment un contre-modèle à l’esprit de la loi Elan qui entend opérer à l'échelle nationale d’énormes regroupements de bailleurs sociaux sous un format capitalistique, et faire du logement social une marchandise. La Coop’ se donne l'objectif de rester dans la proximité de ses locataires, de partager avec eux les enjeux stratégiques, d'être dans une vraie gestion démocratique.
Mais les aides ont fondu. Et l'État, dans le cadre de ses lois de finances successives, a baissé les APL (aides personnalisées au logement) de 1,5 milliard € au total à l'échelle nationale. Ce qui est scandaleux, c’est qu’on contraint dans le même temps les bailleurs sociaux à réduire le loyer des locataires qui bénéficiaient de ces APL. C’est la réduction de loyer solidarité (RLS), instaurée par la loi de finances 2018. Pour la Coop’Ivry habitat cela correspond à 1,5 million € par an de perte de recettes potentielles depuis 2018 ! C’est une difficulté pour dégager les autofinancements nécessaires à l’énorme processus de réhabilitation de notre patrimoine qu'il faudrait qu'on mette en œuvre.
Le rapport de l’Agence nationale de contrôle du logement social (Ancols) sur la Coop’ Ivry habitat nous est tombé dessus et donne un coup d'alerte. Nous avons dû prendre récemment toute une série de mesures de redressement. Mais il faut souligner que ce rapport, qui fait part des difficultés de notre organisme, concerne une période révolue : 2018-2022. Il sera bientôt rendu public, tout comme la réponse que j’y ai apportée en tant que président de la Coop’. Depuis 2022, nous avons pris toute une série de mesures. Elles portent sur l'accompagnement des personnes en situation d'endettement, pour essayer de les aider à sortir de cette situation et faire rentrer un peu plus de recettes. Elles portent aussi sur une importante réorganisation interne de notre organisme et son redressement. La nouvelle équipe de direction s'engage courageusement pour remettre nos comptes à niveau.
Nous sommes ainsi en train de résorber notre déficit d'exploitation qui est passé de 3 millions à 315 000 €. Notre projet de budget pour 2025 remet la Coop’ à l'équilibre. Nous allons aussi solliciter une aide de la Caisse de garantie du logement locatif social (CGLLS), organisme qui vient en aide aux bailleurs sociaux en difficulté financière, via un plan de consolidation.
Ivry ma ville : Comment dans ces conditions réhabiliter le parc social de la Coop’ Ivry habitat?
Philippe Bouyssou : Pour pouvoir sérieusement accélérer la réhabilitation de notre patrimoine, notamment la réhabilitation thermique, j’estime qu’il faut 30 millions €. La Ville va y participer financièrement parce qu'elle subventionne et a l'intention de continuer à subventionner notre bailleur social historique, mais il faut que la CGLLS contribue elle aussi. Au mois de mai, nous établirons donc un plan stratégique de patrimoine qui nous permettra de prioriser les interventions par cités. À mon sens, les cités prioritaires sont Jean-Baptiste Renoult, le Liégat, Chevaleret, les Fauconnières, les Longs Sillons, les ILN Raspail et Casanova… Ensuite, j'aimerais qu'on avance à Monmousseau et à Pierre et Marie Curie, via une nouvelle programmation de l’Agence nationale de renouvellement urbain (Anru) pour laquelle il faudra qu’on se batte.
Ivry ma ville : Quelle mobilisation appelez-vous de vos vœux ?
Philippe Bouyssou : Il y a vraiment besoin d’une mobilisation nationale sur l'enjeu du logement social. La première chose qu'il faut qu'on obtienne, c’est la suppression de la RLS qui a déjà été un peu diminuée dans le récent projet de loi de finances gouvernemental. La suppression totale de la RLS et le réinvestissement de l’État, ne serait-ce que dans les APL, ce serait un petit souffle pour tous les bailleurs sociaux quelle que soit leur dimension. Cela nous permettrait de revenir à un pur équilibre d'exploitation, voire de dégager des marges de manœuvre. Et c'est une mesure qu'on peut obtenir ! Ce ne serait pas insurmontable pour l’État de renoncer à 1,5 milliard € d’économie pour redonner un peu de souffle aux bailleurs. C’est une question de volonté politique.
Au niveau local, j’encourage les locataires à acheter des parts sociales qui coûtent 3,8 €, pour siéger à l’assemblée générale de la Coop’Ivry Habitat. Ce que j'espère, c'est de pouvoir créer la mobilisation suffisante pour qu’ensemble on puisse exiger auprès de la CGLLS ces dizaines de millions d'euros qui nous sont dus. Je suis vraiment convaincu qu'on va y arriver. C’est un vrai combat politique qui a du sens parce qu’il touche à la vie de 6400 familles à Ivry. C'est un de mes engagements les plus essentiels.
Propos recueillis par Thomas Portier